« Les entreprises peuvent jouer un rôle clé dans la lutte contre la pauvreté »

L'« action tank » Entreprise & Pauvreté présidé par Emmanuel Faber (Danone) et Martin Hirsch (Hôpitaux de Paris) a été le pionnier en France des programmes d'investissement mixte public et privé au service de la lutte contre la pauvreté. Avec ses partenaires, tels que Danone, Renault, Orange, il cherche à changer d'échelle.


Jacques Berger - Directeur Action Tank - Paris 2015

Créé en 2010, l’« action tank » Entreprise & Pauvreté s’est donné pour mission d’aller plus loin qu’un « think tank », en menant des actions concrètes contre la pauvreté sous toutes ses formes. Il s’appuie sur les entreprises pour élaborer des programmes avec un modèle économique pérenne.

Qu’y a-t-il de neuf dans les réponses que vous tentez d’apporter au problème de la pauvreté en France ?

Nous avons la conviction que les entreprises peuvent jouer un rôle clé. On ne peut pas se reposer entièrement sur l’action des pouvoirs publics, qui a montré ses limites : le taux de pauvreté est stable dans notre pays depuis vingt ou trente ans, il oscille entre 13 % et 14 % de la population sans jamais passer en dessous. Mais pour s’attaquer à ce socle de pauvreté très résistant, il faut des approches innovantes.

Quelles sont ces approches innovantes ?

Nous cherchons dans deux directions. D’abord, comment faciliter l’accès des plus démunis à des biens et services essentiels, dans le champ des dépenses contraintes. Nous nous intéressons aux publics pauvres au sens monétaire mais aussi aux classes moyennes inférieures, typiquement dans les 3e et 4e déciles de la population, qui vont se retrouver à découvert le 20 du mois tant leurs dépenses contraintes sont élevées. Ils ne sont pas pauvres au sens statistique. Ils sont éventuellement propriétaires, ont un emploi, mais ils ne peuvent pas partir en vacances. Ensuite, nous mettons en place des programmes plus spécifiques pour lutter contre la solitude des seniors, aider à rénover les copropriétés. Avoir ces deux agendas en parallèle fertilise nos actions.

Observez-vous une remontée de la pauvreté à cause de la crise économique ?

Il y a des signaux : un recours plus important à l’aide alimentaire ou aux aides du fonds de solidarité logement, afin de payer les loyers, les factures d’électricité et de gaz. Pendant le confinement, toute une frange de la population a souffert de ne plus avoir accès aux travailleurs sociaux par qui transitent d’ordinaire les aides sociales. Auparavant, ils tenaient des permanences ; désormais il faut prendre rendez-vous, ce qui entraîne des renoncements. Nous observons surtout un changement du profil des ménages pauvres touchés par la crise, avec plus de revenus précaires, des intérimaires, des autoentrepreneurs, des « freelances » qui n’ont pas droit au chômage partiel. Ces gens-là ne connaissent pas les travailleurs sociaux et ne savent pas qu’ils sont éligibles à des aides au paiement des loyers. D’où l’intérêt de mettre en ligne des simulateurs d’aide, comme l’a fait le département de la Seine-Saint-Denis, afin de leur permettre d’évaluer leur situation et de faire valoir leurs droits.

Vous vous intéressez à la pauvreté sous toutes ses formes, plutôt que de vous référer à la pauvreté monétaire. Pourquoi ?

Depuis des années, les publics concernés par la pauvreté ont tendance à être de plus en plus diversifiés. Il y a beaucoup d’entrées et de sorties de la pauvreté, quand on la mesure par le revenu. Car le taux de pauvreté est fonction du revenu médian de la population. Si ce dernier baisse à cause de la crise économique, la pauvreté va mécaniquement diminuer. Pourtant il y aura probablement encore plus de gens qui auront un reste-pour-vivre insuffisant. Si vous avez beaucoup de charges contraintes, par exemple si vous achetez votre maison, vous pouvez vous retrouver en grande difficulté. Pour aider ces ménages qui ne se considèrent pas comme pauvres, qui n’ont pas envie de s’inscrire dans un parcours d’aides sociales classiques pour des raisons d’estime de soi, la meilleure façon est d’abaisser le coût d’accès aux biens et services essentiels.

Votre association a dix ans. Quelles actions ont fait leurs preuves ?

Nous sommes en train de changer d’échelle avec notre « programme Malin », mené avec une filiale de Danone, Bledina, et la Croix Rouge. L’objectif est de faire diminuer la charge budgétaire d’acquisition de lait deuxième âge ou de petits pots pour bébé, qui est estimée entre 70 et 80 euros par mois. Les participants sont inscrits via les travailleurs sociaux ou les caisses d’allocations familiales, et bénéficient de bons de réduction de 30 à 40 %, en fonction de leur quotient familial. Sur ce programme, Bledina applique le principe « ni gains ni pertes », développé par le prix Nobel de la paix Mohamed Yunus. Ce programme a été annoncé lors de la présentation de la stratégie gouvernementale contre la pauvreté fin 2018, et 20.000 familles en ont déjà bénéficié. En 2021, nous allons pouvoir viser toutes les familles, car la Caisse nationale d’allocations familiales va envoyer 130.000 courriels chaque mois aux nouveaux parents, à partir d’avril, afin de leur proposer de s’inscrire au programme Malin. Nous pensons qu’environ 150.000 à 160.000 familles pourraient recevoir des bons chaque année – soit 20 % des naissances.

Vous avez également travaillé sur l’acquisition d’une voiture individuelle pour se rendre au travail…

Oui, c’est le « club Mobilité ». Nous donnons accès à un véhicule, en visant les travailleurs pauvres , avec Renault, l’Adie, la Caisse d’Epargne. L’objectif est de vendre 10.000 voitures à prix coûtant d’ici à 2023-2024. En 2019, nous en avons écoulé 300, et l’objectif 2020, un peu bousculé par le confinement et la crise économique, est de 500 à 600. Nous voulons doubler les ventes chaque année. On ne s’interdit pas de faire la même chose avec d’autres constructeurs automobiles. Il est intéressant de noter que si on avait abaissé de 10 % le prix de la voiture sans proposer de microcrédit, ça n’aurait pas marché. Si on veut un recours effectif, il faut accompagner les bénéficiaires jusqu’au bout.

Vous avez aussi monté une opération avec Orange…

C’est un programme mis sur pied avant le confinement, visant à faciliter l’accès à Internet à la maison. Cela inclut l’abonnement, mais aussi l’acquisition d’un ordinateur reconfiguré dans des ateliers de réinsertion. Pour des raisons réglementaires, il est impossible d’abaisser en-deçà d’un certain seuil le tarif d’abonnement. Nous avons donc joué sur le paramètre de l’équipement afin de réduire les coûts. Plus de 6.000 foyers bénéficient de cette aide, qui s’est avérée fort utile lorsqu’il a fallu faire l’école à la maison… Pour distribuer cette offre, nous avons pu nous appuyer sur les réseaux associatifs, mais aussi sur les boutiques Orange.

Quel est votre modèle économique ?

Nous faisons très attention à conserver un modèle de prescription viable, c’est-à-dire pas trop cher par rapport aux avantages accordés. C’est pourquoi nous nous appuyons sur des réseaux locaux comme les caisses d’allocations familiales, Pôle emploi, les associations, qui nous envoient des bénéficiaires. Nous travaillons aussi avec le Crédit Agricole, BNP Paribas ou la BPCE, afin que ces banques montent des portails Web pour orienter leurs clients fragiles. Il est important de bien comprendre que nous ne cherchons pas à offrir des biens et services « low cost », mais à maximiser le service rendu. Si nous multiplions par dix le nombre de bénéficiaires, il faut pouvoir le faire sans demander dix fois plus de subventions. Autrement dit, pour que l’avion puisse voler tout seul, il est impératif de massifier le recours à ces offres – tout en continuant à contrôler l’éligibilité individuelle de chaque ménage. C’est pour cette raison que nous investissons beaucoup sur le design de chaque programme avant de nous lancer.

Vous ne voulez pas vous fier aux critères purement monétaires de la pauvreté, pourtant vous sélectionnez les bénéficiaires en fonction des revenus…

Nous utilisons des seuils de quotient familial différents suivant le programme, et à chaque fois, nous nous autorisons à y déroger. Et nous y ajoutons d’autres critères. Par exemple, pour Club Mobilité, nous aidons les personnes à partir du moment où elles ne peuvent pas avoir accès à la location longue durée. Pour notre programme d’assurance habitation, nous ciblons des publics particuliers, tels que les locataires de HLM.

Quels sont les principaux freins à votre démarche ?

Ce sont surtout les idées préconçues d’un certain nombre d’acteurs avec qui nous travaillons ! Ce sont pourtant des entreprises de bonne volonté, qui ont pris l’initiative de venir vers nous. Mais les industriels croient souvent que ce que nous faisons entre en contradiction avec leur impératif de performance économique. Heureusement, en deux ans de travaux sur les programmes, les mentalités changent. Travailler en coût marginal, ça veut dire transférer une partie de son efficience économique vers un public ciblé, qui n’est pas son coeur de cible. Les programmes inclusifs sont la preuve que l’on peut concilier performance sociale et économique. C’est un encouragement à faire mieux. Les entreprises partenaires se servent de nos programmes pour faire levier sur la performance économique. Elles ont aussi montré qu’elles savaient passer à l’échelle.

Les pouvoirs publics vous comprennent-ils mieux ?

Les acteurs publics ont les mêmes idées préconçues. En période de crise, on distribue de l’argent, on applique les recettes du passé ! Nous préférerions que les pouvoirs publics laissent la porte ouverte à des démarches innovantes. Il y a cependant des signaux positifs, puisque la secrétaire d’Etat à l’Economie sociale et solidaire Olivia Grégoire relance les contrats à impact social. Ils vont permettre de financer le coût de la preuve. Un exemple : au Royaume-Uni, un groupe de 17 investisseurs privés a financé un programme de lutte contre la récidive des sortants de prison, qui a montré que quand on aide les ex-détenus à retrouver un emploi et un logement, cela coûte moins cher à la société que la récidive. L’administration a donc remboursé aux investisseurs le coût de la preuve. Il nous semble que ce type d’outil peut être un vrai levier de financement de l’innovation sociale.

Que demandez-vous aux pouvoirs publics pour vous soutenir ?

Que les démarches d’abandon de marge soient traitées comme du mécénat. Les entreprises qui font des dons bénéficient de déductions fiscales, ce qui revient à faire cofinancer par l’Etat leur générosité, alors que l’Etat ne prend aucune part à nos démarches. Par ailleurs, je souhaite qu’on nous place dans le paysage. En dix ans, nous avons maintenant des preuves du concept. Les mentalités ont beaucoup évolué, pourtant les pouvoirs publics continuent à craindre qu’on leur reproche le mélange public/privé. Allons de l’avant.


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