Le gouvernement dispose à présent d’une photographie réaliste du fonctionnement d’Orpea et va pouvoir, s’il le souhaite, prendre des mesures pour mettre fin aux dérives du gestionnaire d’Ehpad. Les inspections générales des Affaires sociales (Igas) et des Finances (IGF) ont en effet confirmé l’essentiel des accusations portées par le journaliste Victor Castanet dans son livre enquête, « Les Fossoyeurs », publié fin janvier.
La synthèse du rapport IGF-Igas, que « Les Echos » ont pu lire, et dont le contenu a déjà été évoqué dans « Le Monde », est en soi un réquisitoire. Le rapport complet doit encore être enrichi des réponses d’Orpea avant d’être remis au gouvernement. Le groupe aurait dû les formuler cette semaine mais il a obtenu un délai. Le ministre de la Santé, Olivier Véran, a déjà expliqué la semaine dernière qu’il n’excluait pas de saisir la justice sur les « dysfonctionnements » observés chez Orpea, résultant d’une « mauvaise utilisation de l’argent public ».
18 millions de remises de fin d’année en quatre ans
L’Igas et l’IGF ont eu accès aux comptes du groupe ainsi qu’aux inspections et aux documents des agences régionales de santé, donnant pour la première fois une vision d’ensemble de ce groupe privé lucratif au fonctionnement très centralisé.
Les inspections ont confirmé l’existence de remises de fin d’année négociées entre Orpea et ses fournisseurs, par exemple sur des couches contre l’incontinence ou sur des matériels médicaux. Le groupe les a rebaptisées « contrats de prestation de service », mais la mission récuse ce terme, ayant constaté qu’au lieu de constituer un avantage réel, « les prestations sont majoritairement imprécises ou inhérentes à la relation contractuelle ».
« La requalification en remises de fin d’année de ces commissions signifierait que sur la période 2017-2020, plus de 18 millions d’euros ont été indûment remontés dans le compte de résultat d’Orpea au lieu de financer des charges afférentes aux soins et à la dépendance », accusent les inspections.
« Ce qui est choquant, c’est la remise de 28 % sur les couches Hartmann. Ce n’est pas éthique, mais ce n’est pas illégal non plus, donc je ne vois pas ce que le gouvernement pourra faire tant qu’il n’aura pas changé la règle », nuance un initié du secteur.
Une dotation de soins sous-consommée
Par ailleurs, l’Igas et l’IGF mettent en évidence la « sous-consommation » des financements publics, due à « un pilotage par la masse salariale », qui a permis au groupe de dégager 20 millions d’euros d’excédents sur quatre ans sur l’enveloppe soins et dépendance.
Depuis la loi Adaptation de la société au vieillissement de 2016, les agences régionales de santé ne reprennent plus les excédents des établissements en fin d’exercice. Mais ces derniers sont tenus de dire ce qu’ils en font – pour éviter par exemple qu’ils soient versés dans les dividendes. Or la mission note que les excédents « ne sont pas suivis spécifiquement dans la comptabilité du groupe Orpea ».
« S’il n’y a pas de suivi comptable, c’est la faute de l’agence régionale de santé, pas d’Orpea. On ne va quand même pas interdire de faire des excédents », objecte la source déjà citée.
Sur les 20 millions d’excédents engrangés en 2017-2020, seuls 900.000 euros ont été dépensés, « sans que la comptabilité ne permette d’en retracer le suivi jusqu’en 2022 ni d’en garantir l’affectation dans le respect du cadre réglementaire », souligne le rapport. De même, Orpea ne consomme pas et ne consolide pas dans ses comptes certaines queues de budget que lui ont attribuées les agences régionales de santé pour financer des investissements ponctuels (« crédits non reconductibles », 6 millions d’euros en stock fin 2021).
Une pression salariale « inopportune »
La sous-consommation des crédits publics est certes fréquente dans le secteur en raison des difficultés de recrutement. Mais la mission évoque « une tension sur les ressources humaines plus forte chez Orpea que dans la moyenne des Ehpad lucratifs privés », avec un recours plus important aux contrats courts, au licenciement et davantage de licenciements sans motif économique.
« Le groupe maintient une pression salariale d’autant plus inopportune qu’elle entre en contradiction avec des taux d’encadrement inférieurs aux moyennes du secteur et conduit à des effectifs parfois insuffisants pour assurer la prise en charge des résidents », poursuivent les inspections, en notant que le dépassement du taux d’occupation autorisé « a été identifié comme une pratique récurrente, qui a concerné 11 % des Ehpad Orpea en 2019 ».
La pratique des « faisant fonction de », courante dans le secteur, est montrée du doigt. Le groupe puise en effet dans sa dotation de soins pour rémunérer des auxiliaires de vie, habituellement chargés de tâches hôtelières (ménage, repas, etc.). Cette pratique est autorisée à condition que les auxiliaires soient officiellement en cours de formation au métier d’aide-soignant. L’examen de la paie d’un échantillon de dix établissements a permis de constater que 5,5 % du forfait soin était utilisé à mauvais escient.