Derrière sa poussette, Rania, 29 ans, passe le seuil du 102, rue Marius Sidobre à Arcueil. C’est la deuxième fois en deux semaines qu’elle se rend à l’Éclaircie, l’épicerie solidaire de sa ville. Avec trois jeunes bouches à nourrir, un compagnon en prison et un double loyer à payer, l’assistante sociale n’a plus, pour le moment du moins, les moyens de faire ses courses normalement. Alors que les prix de l’alimentation n’en peuvent plus de monter, à l’Éclaircie, tous les produits sont vendus à 10% de ceux du marché. Une bulle d’air pour des gens pris à la gorge. « Avant », comme disent toutes les personnes rencontrées – cela peut être avant l’Ukraine, avant le Covid, ou « il y a un mois » dans le cas de Rania – elle déboursait 19 euros pour trois kilos de viande, contre 23 euros aujourd’hui. « Hier, j’étais à Choisy-le-Roi dans un supermarché, l’huile de tournesol était à 3,50 euros. D’habitude, je l’achète 2 euros, pas plus. » Depuis, Rania doit aller à l’économie et évite les fritures.
Catherine Gouzou, rigoureuse présidente de l’Éclaircie, brandit exactement les mêmes chiffres : 3,50€ le litre, c’est le prix que lui proposait, il y a quelques jours, un nouveau magasin partenaire. « J’ai dit non, c’est trop cher », dit celle qui approvisionne et gère au poil les stocks du magasin. Celui de l’huile, « base alimentaire de tous nos bénéficiaires », est bientôt en rupture : encore 150 bouteilles en réserve pour les 45 familles ayant accès à l’épicerie. « On a réduit à un litre par semaine et par famille. Mais je ne sais même pas si j’aurai mon approvisionnement mardi », souffle-t-elle. La semaine dernière, Michel Biéro, le directeur des magasins discount Lidl en France, a appelé les magasins de son groupe à inviter leurs clients à restreindre les quantités de bouteilles d’huile et à ne pas « surstocker », même s’il écarte tout risque de pénurie. Mais à quel prix se trouveront-elles ? « Il faudra chercher ailleurs qu’en grande surface », conclut Catherine Gouzou.
« La demande, on la verra dans les deux ou trois mois »
L’huile de tournesol est, en cette mi-avril, le seul aliment à poser un réel souci à l’épicerie. Ce produit est emblématique des conséquences alimentaires de la guerre à l’Est, puisque l’Ukraine est un producteur majeur de céréales et le premier exportateur d’huile de tournesol. Mais ça se complique aussi pour la farine, a constaté Catherine Gouzou, et « bientôt pour tout ce qui est à base de céréales », anticipe-t-elle. Le poulet, autre produit d’export ukrainien et nourri aux céréales, s’est envolé à +5% sur ces trois derniers mois, selon l’Insee. Quant aux pâtes, dont le prix a lui aussi explosé (+9% en un an), elles ne sont pas un problème pour l’épicerie car elles sont données lors des collectes. Encore faut-il que les dons continuent… (lire l’interview ci-dessous).
Ici, 60% des aliments vendus proviennent de dons alimentaires et 40% d’achats auprès de grossistes ou de supermarchés, qui écoulent au rabais des invendus. Pour cette partie, le budget prévisionnel mensuel de l’Éclaircie est de 4200 euros en 2022, contre 3800 l’année dernière, lit la bénévole sur son tableau de comptes sorti d’une pile de chemises, près du tapis de caisse. Et ces deux derniers mois, elle évalue déjà une hausse inhabituelle des dépenses de 15 à 20%. Elle y voit deux explications : plus d’achats en fruits et en légumes, qui eux aussi, augmentent ; plus de besoins en colis d’urgence. Ces paniers garnis, prévus pour durer environ trois jours, sont distribués, gratuitement, à celles et ceux qui en ont soudainement besoin. « Mardi dernier, huit colis d’urgence ont été distribués en une matinée, douze au total la même semaine. » Un record.
Face à cette inflation, la responsable bénévole met un point d’honneur à ne pas répercuter l’inflation dans ses rayons : « Il n’y a pas d’impact pour les bénéficiaires au niveau des prix, je ne veux pas y toucher. Sinon, ça n’a plus de sens. » Mais jusqu’à quand ? Après deux ans de pandémie, la structure revoit sans arrêt son budget à la hausse. Elle est financée par les subventions des collectivités principalement, et celles du vaste réseau d’épiceries Andes, à laquelle l’Éclaircie est affiliée. Catherine Gouzou reconnaît que « ça ne va pas pouvoir durer éternellement ».
Côté demande, il est encore tôt pour observer un éventuel afflux de bénéficiaires, explique de son côté Camille Cucalon, l’intervenante sociale de la Maison des solidarités. Mais celle qui suit les dossiers des 45 familles avait enregistré « une hausse significative des demandes à cause du Covid en 2021 ». « La demande, on la verra arriver dans les deux ou trois mois », prévoit Catherine Gouzou.
Revoir la grille tarifaire ?
Ce 15 avril, l’Insee confirme une hausse de 2,9% du coût de l’alimentation sur un an. Après l’énergie, c’est la nourriture qui croît le plus. La semaine dernière, le patron du distributeur Lidl pronostiquait de son côté une inflation alimentaire de 5 à 8% sur l’ensemble du premier semestre 2022.
Cette tendance ne fait pas les affaires de Nathan Bardin, le directeur du Potager de Marianne. Cette association de lutte contre le gaspillage alimentaire a son entrepôt au marché international de Rungis, le plus vaste marché en gros du monde. Le métier de Nathan, joint par téléphone, consiste à acheter au rabais les invendus des grossistes afin de les redistribuer dans les épiceries solidaires du réseau Andes, comme l’Éclaircie à Arcueil, ou dans d’autres plus grandes structures comme les Banques Alimentaires, les Restos du Coeur, le Secours populaire, etc.
Ce jeune responsable de 40 salariés prend de plein fouet la hausse des prix alimentaires. « Entre mars et avril, le kilo de poulet a pris 30 centimes », a-t-il constaté, rappelant qu’au contexte ukrainien s’ajoute l’épidémie de grippe aviaire en cours dans l’ouest de la France. Le pire épisode jamais enregistré, s’affole la filière : fin mars, 10 millions de volailles avaient été abattues depuis début décembre. Les fruits et légumes, coeur de métier du Potager de Marianne, n’échappent pas à cette dynamique haussière. Mais pour cette gamme, ce sont les aléas météo et le coût des transports qui pénalisent la chaîne alimentaire.
Dans un contexte aussi perturbé, « toute la prise de risques est de notre côté, estime Nathan Bardin. Pour les clients, le tarif de vente est fixe et n’a pas bougé depuis dix ans. Donc en se fournissant chez nous, ils ne ressentent pas les tensions sur les prix. Aujourd’hui, la question se pose de revoir notre grille tarifaire pour tenir compte de la réalité des prix. »
L’activité achat de cette association, forcément à perte, est là encore soutenue par des subventions. « Mais aujourd’hui, on n’a pas de signal d’une augmentation des subventions pour s’aligner sur celle des prix. Je suis inquiet parce que je vais devoir faire des choix : soit je réduis la gamme de produits en me concentrant sur ceux qui sont moins concernés par la hausse – mais au bout, ce seront les personnes les plus vulnérables à qui l’on s’adresse qui seront affectées. Soit, mais c’est plus ponctuel, j’essaie de flairer la bonne affaire pour trouver des volumes dont les fournisseurs veulent se débarrasser, parce qu’ils présentent un défaut par exemple. » Problème : ces volumes, comme les dons, se raréfient puisque « les acheteurs font encore plus attention qu’avant à ne pas perdre de marchandises. » Nathan Bardin envisage donc une troisième piste : développer les activités de prestations de services et réaffecter une partie des recettes, normalement dévolues au développement des équipes, à l’activité déficitaire des achats-ventes pour la solidarité alimentaire.
Retour à Arcueil. En aval de la chaîne, l’augmentation des prix sera d’autant plus pesante pour cette population jamais loin du basculement. Pas à la rue ni nécessairement chômeuse, mais lestée de problèmes familiaux, de santé, voire judiciaires et au bout du compte, financiers. Les filets sociaux de l’État sont certes toujours présents : deux personnes venaient par exemple de recevoir le chèque énergie promis par le gouvernement pour pallier le prix du gaz et de l’électricité. Mais les mailles s’élargissent sous le poids cumulé des factures. Et il faut s’attacher ferme pour ne pas céder, en plus, aux sirènes de la consommation, comme l’explique une mère de famille en fin de recouvrement de dettes : pour offrir « un peu de loisirs » à ses enfants, par exemple « deux places de ciné » et « du pop-corn », c’est plus de 20 euros déboursés. Face aux charges fixes (loyer, assurances, emprunts, abonnements téléphoniques, etc.), l’alimentation est le poste à qui l’on sert la ceinture en premier. En quantité mais surtout en qualité.
En 2019, 9,3 millions de personnes vivaient sous le seuil de pauvreté, soit presque 15% de la population française. L’aide alimentaire en France concerne 5,5 millions d’entre elles.
■ « Depuis plusieurs années, il y a une baisse des dons de la grande et moyenne distribution »
Entretien avec Laurence Champier, directrice générale de la Fédération française des Banques Alimentaires.
RFI : Hier le Covid, aujourd’hui la guerre en Ukraine, l’inflation alimentaire, la pénurie de produits, les aléas climatiques, le coût de l’énergie… les facteurs de crises économiques s’accumulent. Comment évaluer les conséquences pour la population ? Mesurez-vous une hausse de bénéficiaires ou de la demande en aide alimentaire ces derniers mois et l’attribuez-vous à l’inflation ?
Laurence Champier : Depuis 2019, le réseau des Banques Alimentaires fait face à une hausse de 9,5% du nombre des personnes accueillies au sein de nos associations partenaires. Cette hausse a été d’abord le fait de la crise du Covid qui s’est muée en crise économique.
Et aujourd’hui effectivement, on observe déjà les premières conséquences de l’augmentation des prix sur les ménages les plus modestes. L’alimentation est la variable d’ajustement de leurs budgets face aux dépenses incompressibles de logement et d’énergie.
Nous allons donc très certainement ressentir ces effets encore plus fortement dans les prochains mois. Pour les Banques Alimentaires, cela se traduira par une hausse des besoins de denrées à distribuer à nos associations et CCAS partenaires.
La guerre en Ukraine mobilise-t-elle directement les ressources de votre réseau sur le territoire français ?
Oui, nous sommes au cœur des dispositifs de solidarité dans la gestion de cette crise humanitaire. Nos ressources humaines sont mobilisées parce qu’on organise des collectes et on coordonne la bonne distribution de l’aide alimentaire auprès des populations réfugiées. Nos ressources alimentaires sont mises à disposition : les réfugiés reçoivent l’équivalent de trois repas par jour. Cela représente des volumes importants et une logistique adaptée.
Quelle est la situation en Europe ?
Le réseau des Banques Alimentaires européennes fédère 29 pays européens. L’ensemble des membres se mobilise pour apporter toute l’aide possible aux Banques Alimentaires des pays frontaliers de l’Ukraine. A ce jour, plus de 4 millions de personnes ont fui l’Ukraine. En France, nous avons organisé l’acheminement de plusieurs camions d’aliments, soit environ 1,2 million de repas, vers les Banques Alimentaires de Pologne et de Roumanie avec lesquelles nous sommes en contact au quotidien.
La tendance inflationniste perturbe-t-elle le fonctionnement de la solidarité alimentaire, notamment de vos activités ?
Je ne vous cache pas que nous sommes inquiets de la tension actuelle sur les marchés européens. L’augmentation du prix des matières premières influe fortement sur nos sources d’approvisionnement, qu’elles soient européennes ou françaises. Nos donateurs en France, subissant eux-mêmes les pressions sur leurs propres marchés, doivent réduire leurs dons aux Banques Alimentaires. Concrètement, plusieurs produits de base commencent à faire défaut dans nos entrepôts : viandes, huile de tournesol, café, farine, semoule, conserves de poissons…
Les dons constituent l’essentiel des produits reçus puis redistribués par les Banques Alimentaires. La générosité des acteurs de la chaîne alimentaire est donc fondamentale pour notre mission.
Depuis plusieurs années en fait, nous constatons une baisse des dons de la grande et moyenne distribution qui est notre principale source d’approvisionnement. Pour y faire face, nous avons diversifié et renforcé nos autres sources d’approvisionnement. À travers, par exemple, des partenariats avec le monde agricole. Ils nous permettent de collecter des produits de qualité, diversifiés et locaux. La crise actuelle nous pousse à nous adapter et à innover.
L’augmentation des prix semble partie pour durer. Comment comptez-vous vous adapter ?
Nous allons continuer à mobiliser nos donateurs habituels mais ils sont eux aussi affectés par une pression commerciale plus forte. Depuis 2020, les Banques Alimentaires procèdent ponctuellement à des achats mais certains produits ne sont tout simplement plus disponibles sur le marché, comme l’huile de tournesol aujourd’hui. Les dons du grand public et le mécénat des entreprises vont donc être cruciaux pour passer cette phase que nous espérons temporaire.
À cela s’ajoute une tension au niveau des ressources humaines : pour la première fois depuis 2014, les effectifs de bénévoles sont en baisse, principalement à cause du coût de l’énergie. Les déplacements coûtent chers. Nous devons pourtant pouvoir compter sur la mobilisation de toutes et tous pour pouvoir faire face.