Le client est roi, vraiment? Depuis des années, pour payer ses courses au supermarché, il les scanne sans faire appel à personne, à moins d’un problème avec la caisse électronique… Alors que la main-d’œuvre est de plus en plus difficile à recruter et que les entreprises cherchent à se digitaliser, le consommateur est de plus en plus mis à contribution. À l’hôtel, au restaurant, au cinéma, à l’aéroport, quand il loue une voiture ou un logement, il passe commande, règle sa facture, s’enregistre, télécharge sa carte d’embarquement, récupère les clés… Il se retrouve à faire lui-même ce qui était le travail de serveurs, de personnel de caisse et d’accueil.
Bienvenue dans un monde où le service change de camp, avec le développement de nouveaux outils technologiques. Il n’est pas rare de ne jamais rencontrer le propriétaire d’un appartement réservé sur une plateforme internet, type Airbnb. Pas de service d’accueil: les clés sont dans un boîtier électronique dans la cage d’escalier, ou à disposition dans un bar à côté…
Quand il s’agit de louer une voiture aussi, il arrive que personne ne vous attende. À vous de déverrouiller le véhicule avec un code reçu sur votre mobile, faire l’état de lieux en prenant quelques photos, et c’est parti. À l’aéroport, en plus d’avoir fait l’enregistrement en ligne, c’est désormais le client qui s’occupe d’imprimer son «étiquette bagages», pour les valises à mettre en soute. Si certains applaudissent le gain de temps, d’autres regrettent la disparition d’un service. Même aller au restaurant peut parfois déboussoler. «J’ai déjeuné dans un restaurant asiatique, où l’on m’a donné une tablette pour commander, témoigne Cécile. Le menu était clair, avec des photos. Mais j’aurais préféré parler à quelqu’un et me sentir accueillie.»Elle risque d’être de plus en plus déçue.
À marche forcée, la restauration rapide digitalise ce que les experts en marketing appellent «le parcours client». Absentes du paysage il y a une dizaine d’années, les bornes de commande (et de paiement) sont en passe de devenir un incontournable dans les fast-foods. Le mouvement a été initié en 2015 par McDo, leader en France avec plus de 1500 restaurants aujourd’hui. Désormais, les clients composent eux-mêmes leurs menus sur un écran géant, équipé d’un terminal acceptant cartes bancaires et titres-restaurants. Simples et intuitives, ces bornes accélèrent la prise de commandes et incitent à consommer davantage. Il existe toujours une caisse traditionnelle où payer en espèces, mais les consommateurs sont passés à autre chose. La clientèle y trouve son compte car elle est pressée. Les jeunes, ultra-connectés, sont souvent plus à l’aise que les autres. Certains regrettent l’absence d’un simple bonjour, ou un au revoir en partant… Mais le pli est pris. Le changement est d’autant mieux passé qu’il s’est accompagné du lancement du service à table, un big bang dans le secteur. Les employés, dont le nombre n’a pas été réduit chez McDo, ont été redéployés en salle.
Nous allons vers un monde où la technologie va transformer de plus en plus de moments rébarbatifs
Victor Lugger, cofondateur de la chaîne de restaurants Big Mamma et de la start-up Sunday
«Pour qu’un changement d’usage fonctionne, il faut que tout le monde soit gagnant: le restaurateur, le serveur et surtout le client, affirme Victor Lugger. La technologie doit être au service du consommateur. Le pari de la borne de commande est gagné en restauration rapide car il a permis d’améliorer la qualité de service. Dans dix ans, on peut penser qu’il n’y aura plus de bornes dans les fast-foods: les clients commanderont directement depuis leur smartphone.» Cofondateur de la chaîne de restaurants Big Mamma, Victor Lugger dirige la start-up Sunday, qui propose de payer au restaurant avec son portable, en scannant un QR Code. Une révolution, qui touche les restaurants traditionnels avec service à table. Des milliers d’adresses ont franchi le pas, y compris des étoilés. L’appli Sunday permet au serveur de se concentrer sur le service et le conseil, au restaurateur d’accélérer la rotation des tables, et au client de gagner 10 minutes. Ce dernier est-il fan? Dans les restaurants équipés, un sur deux en moyenne paie en utilisant Sunday. À Paris, ce pourcentage va jusqu’à 90 %. «Nous allons vers un monde où la technologie va transformer de plus en plus de moments rébarbatifs. Le moment de payer n’est jamais un bon moment», insiste Victor Lugger.
Si les clients se mettent au QR Code, ils continuent en revanche de vouloir passer commande auprès d’un serveur, et préfèrent le menu dans sa version papier. Surtout quand ils ont du temps. Chloé a expérimenté le service très high-tech de La Felicità, une adresse parisienne de Big Mamma. «Il faut télécharger la carte sur son smartphone, faire son choix, payer en ligne et attendre un SMS pour aller chercher sa commande, raconte-t-elle. Les seuls salariés qui sont venus nous voir sont ceux qui ont nettoyé notre table. À midi, quand je suis pressée, c’est parfait. Pour une soirée entre amis, j’attendais plus de convivialité et de service.»
C’est l’équation difficile que les professionnels doivent résoudre: offrir un service efficace (la Felicità est le plus grand restaurant d’Europe, avec 1000 places assises), moderne, sans perdre le contact avec leurs clients. Même pour quelques clics, le «faites-le vous-même» n’est pas toujours bien vécu. «Il y a souvent une arrière-pensée économique au “do-it-yourself”, reconnaît Fabrice Collet, PDG de la chaîne d’hôtels B&B. Les entreprises réduisent les coûts, en réduisant leur besoin de main-d’œuvre. Le client n’est pas toujours gagnant.» Depuis des années, le voyageur ne fait plus changer ses serviettes de bain tous les jours à l’hôtel, pour une noble cause: protéger la planète. En revanche, il comprend mal que ce soit à lui de faire son lit le matin, à l’hôtel. «Aux États-Unis, c’est devenu un standard: les hôteliers ne refont plus les chambres chaque jour, constate Fabrice Collet. À moins de payer en plus, le lit n’est pas fait, le ménage non plus. Je pense que c’est une mauvaise approche.»
Dans la même veine, de plus en plus d’hôtels suppriment le room service car il est déficitaire, obligeant le client à sortir ou se faire livrer. Et si les hôteliers mettent en avant l’enregistrement en ligne, ils n’apportent pas toujours la preuve de sa valeur ajoutée pour le client. «J’ai reçu trois e-mails de mon hôtel, à Berlin, qui me demandait de me pré-enregistrer en ligne, témoigne Morgan. J’ai eu peur d’être pénalisée si je ne le faisais pas. Le site buguait dès que j’essayais de mettre en ligne la photo de mon passeport. Le pire, c’est que cela n’a servi à rien: en arrivant à l’hôtel, j’ai dû faire un check-in normal.» Chez Accor, l’enregistrement en ligne est utilisé par environ 15 % des clients. Certes, décliner son identité en arrivant à l’hôtel n’a rien d’agréable. Mais si plus personne ne passe par la réception, la relation avec la clientèle ne risque-t-elle pas de se perdre?