La publication des « Fossoyeurs » provoque une onde de choc. Le livre enquête du journaliste Victor Castanet qui dénonce le système Orpea, du nom de ce groupe français leader européen des maisons de retraite, suscite l’indignation des responsables politiques en pleine campagne pour la présidentielle .
La ministre déléguée à l’Autonomie, Brigitte Bourguignon, a convoqué le directeur général d’Orpea mardi prochain. Le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, a estimé ce jeudi sur France Inter que « les établissements qui accueillent des personnes âgées dépendantes ou en perte d’autonomie ne devraient pas être à but lucratif. »
La candidate LR à l’Elysée, Valérie Pécresse , a appelé à « radicalement changer le modèle des Ehpad ». Les députés socialistes ont, quant à eux, réclamé « une vraie loi pour l’autonomie et sur le grand âge », et « une commission d’enquête parlementaire » – que veut également la candidate du RN, Marine Le Pen .
Taux d’occupation et gestion des effectifs
A lire Victor Castanet, le modèle économique du groupe privé à but lucratif a été dévoyé. Le journaliste désigne trois mécanismes grâce auxquels Orpea parvient à faire de la marge sur la partie des services qui sont financés par l’argent public – les soins et la dépendance – et qui devraient être fournis à prix coûtant.
Certains établissements vont par exemple prendre plus de résidents que le nombre de lits autorisés par l’agence régionale de santé – quitte à déloger le médecin de garde de son lit ! Sans augmentation de la masse salariale, c’est très rentable.
« Sauf très ponctuellement, en théorie vous n’êtes pas autorisés à dépasser un taux d’occupation de 100 % », rappelle Jean-François Vitoux, directeur général d’Arpavie CDC (privé non lucratif). En Allemagne, souligne ce spécialiste du secteur, « ça n’arriverait pas, car il faut d’abord prouver que vous avez suffisamment de personnel pour avoir le droit d’accueillir des résidents supplémentaires ».
Adapter en temps réel la masse salariale
Orpea a aussi mis au point un logiciel qui permet d’adapter en temps réel la masse salariale en fonction des variations du taux d’occupation, en recourant aux CDD et à l’intérim. Pourquoi ? Parce que la dotation accordée aux Ehpad varie par tranches. Elle peut par exemple légèrement baisser si l’on passe en dessous de 90 % d’occupation mais rester stable jusqu’à 95 %. Il est possible de se caler juste sous le plafond sans augmenter le personnel.
Un exemple isolé ? « En réalité, le problème des établissements aujourd’hui, c’est plutôt de trouver du personnel et de le stabiliser », relativise Jean-François Vitoux. Il reconnaît toutefois que sans optimisation, l’équation financière est tendue : « Dans les Ehpad où j’ai réussi à recruter un intérimaire, je perds de l’argent ; là où je n’en ai pas trouvé, j’en gagne », explique-t-il.
Un juteux système de rétrocessions
Troisième levier, les remises de fin d’année. Victor Castanet a découvert qu’Orpea avait « industrialisé » ce système. Le groupe a négocié des contrats juteux avec les fabricants de fauteuils roulants et autres dispositifs médicaux (financés par l’Assurance-maladie) ou de couches (financées par le département). En échange de commandes massives, ils acceptent de lui rétrocéder 10 %, voire jusqu’à 28 % du marché. Dans le cas des protections contre l’incontinence Hartmann, le prix facial à payer avec l’argent public grimpe d’une année sur l’autre, mais le montant que touche le fournisseur baisse. Il commence donc à livrer des couches trop petites, sans élastiques, qui fuient.
Jean-François Vitoux, qui a aussi présidé de 2010 à 2015 le groupe à but lucratif DomusVi, explique que les remises de fin d’année « ne sont pas illégales », et qu’il est autorisé d’« optimiser l’argent public », mais assure qu’à l’époque, il avait mis fin à cette pratique chez DomusVi. Sans doute faudrait-il que les chambres régionales des comptes s’intéressent plus à la gestion des établissements commerciaux, selon lui.
Si le développement du secteur privé lucratif à partir de 2002 a permis d’ouvrir des lits et de moderniser les maisons de retraite, la croissance effrénée de ces groupes a fini par créer de nouveaux risques, souligne-t-il : « Les pouvoirs publics n’ont pas réalisé que la financiarisation posait des problèmes de régulation. On ne peut laisser le profit être l’unique moteur. »