C’est un sujet explosif que les chercheurs de l’Institut des politiques publiques (IPP) ont choisi d’étudier. Alors que la réforme des retraites a fait monter d’un cran les revendications d’une plus forte taxation des riches, l’étude exceptionnelle qu’ils dévoilent ce mardi montre que les milliardaires sont moins imposés que les autres contribuables.
Le travail de Laurent Bach, Antoine Bozio, Arthur Guillouzouic et Clément Malgouyres a été réalisé à partir de données fournies par l’administration fiscale pour l’année 2016 (soit avant la réforme de l’ISF). Pour la première fois sont reliées des informations sur les impôts personnels (impôt sur le revenu, ISF…) et d’autres issues des déclarations fiscales des entreprises.
Revenu économique
L’objectif est d’appréhender l’imposition effective de cette minorité de foyers, qui se distingue par le fait de posséder des entreprises : l’étude fait un zoom sur les 0,1 % les plus riches (37.800 foyers), et même sur les 0,0002 % (soit 75 contribuables milliardaires). A cet effet, les chercheurs ont créé une mesure du revenu économique, qui va au-delà du traditionnel « revenu fiscal de référence » et intègre les revenus non distribués des sociétés détenues par ces ménages fortunés.
« Les foyers fiscaux les plus riches contrôlent plus souvent des sociétés et ont une propension importante à ne pas distribuer les revenus générés », observent les auteurs de l’étude.
Principale conclusion : le taux d’imposition effectif devient régressif tout en haut de l’échelle des revenus économiques. Alors qu’il est de 46 % pour les 0,1 % les plus riches, il passe à 26 % pour les 0,0002 % (milliardaires). La raison tient à ce que la composition des revenus est complètement modifiée au sommet : d’une majorité de revenus imposables à l’impôt sur le revenu, on passe à une grande majorité de revenus sous la forme de bénéfices non distribués, imposables à l’impôt sur les sociétés.
Autre façon de dire : « Pour les milliardaires, l’impôt sur le revenu ou l’ISF ne représentent qu’une fraction négligeable de leurs revenus globaux, alors que l’impôt sur les sociétés est le principal impôt acquitté. »
Imposition des bénéfices
Les chercheurs précisent que « l’imposition des bénéfices des sociétés est plus faible que l’imposition des revenus personnels », d’où une baisse du taux global d’imposition.
Si le barème des impôts personnels était appliqué, le taux effectif global d’imposition du revenu économique des milliardaires passerait de 26 % à 59 %.
L’étude révèle, par ailleurs, que le taux des impôts personnels reste progressif jusqu’à environ 600.000 euros de revenu économique annuel (soit un revenu fiscal de 391.000 euros, correspondant aux 0,1 % les plus riches). Au-delà, il devient fortement régressif : le taux d’imposition effectif à l’impôt personnel n’est plus que de 2 % pour les 378 foyers les plus aisés (dont le revenu fiscal est de 5,8 millions).
La jurisprudence du Conseil constitutionnel
Alors, comment corriger ce phénomène ? L’IPP balaie l’outil de l’impôt sur le revenu comme l’option d’une imposition sur la fortune, rappelant qu’en 2012, le Conseil constitutionnel a imposé un plafonnement à 75 % du revenu personnel et que ne peuvent y être intégrés des revenus dont le contribuable n’a pas la libre disposition (comme les bénéfices non distribués).
Faut-il taxer les holdings, comme aux Etats-Unis ? Cette option serait compatible avec la directive européenne dite « mère-fille », qui empêche la taxation d’une société sur les dividendes issus d’une filiale, selon l’IPP. Mais les chercheurs estiment qu’une telle mesure entraînerait des modifications de la structuration des entreprises patrimoniales en faveur de la détention directe, avec une incitation à ne plus distribuer de dividendes.
Bénéficiaire effectif
L’IPP avance alors la piste d’une taxation des actionnaires résidents fiscaux en France sur l’ensemble des résultats non distribués de leur entreprise. Cela suppose de dépasser l’obstacle constitutionnel et « d’établir une définition convaincante de ce qu’est un revenu non distribué mais effectivement contrôlé, et donc à la libre disposition du contribuable », expliquent les auteurs de l’étude. Une voie complexe mais qui pourrait s’appuyer sur le concept de bénéficiaire effectif, créé en 2015 par le droit européen.
Bercy, qui a fait de la baisse de la pression fiscale la pierre angulaire de sa politique, ne valide pas cette idée. Le ministère rappelle qu’avec le Danemark et le Japon, la France a le taux marginal à l’impôt sur le revenu le plus élevé de l’OCDE (45 %) et que, si l’on y ajoute la CSG (9 %) et la contribution exceptionnelle sur les plus hauts revenus (4 %), ce taux atteint 58 %. Autre rappel : l’impôt sur les revenus est très concentré. En France, 75 % du total est payé par 10 % des foyers.
Bercy pointe aussi les limites de l’étude de l’IPP, qui repose sur la mesure d’un revenu économique différent du revenu fiscal existant. « Cette analyse ne correspond pas à la réalité du fonctionnement des impôts ; ces sommes ne sont pas disponibles et ne peuvent donc pas être dépensées », tranche le ministère. Qui se félicite cependant de ce que le travail des chercheurs confirme « la forte progressivité de l’impôt en France pour 99,9 % des personnes ».